3

 

— Tu n’étais pas obligé de faire ça ! Seigneur ! Tu n’es même pas breton ! Que t’importe cette île ? Aneurin ne t’a jamais demandé de te battre contre les Saxons. Arturus non plus ! Tu as accompli ta mission, Kian, nous l’avons accomplie ensemble. Tu risques d’être tué pour rien !

Azilis marchait de long en large. Ils avaient quitté la salle du conseil pour s’installer dans la chambre qu’Arturus avait mise à leur disposition. Sa propre chambre, en fait. Une salle au sol et aux murs de pierre avec pour seuls meubles un lit, un brasero et un coffre. Azilis s’était tue devant le dux bellorum et son frère mais maintenant, dans le secret de cette pièce, elle laissait exploser sa panique. Kian, impassible, la regardait faire les cent pas.

— Tu sais bien que je ne me battrai pas pour la Bretagne. Je me battrai pour moi. Pour obtenir ma liberté.

— Mais tu es libre ! Je t’ai affranchi. Tu n’as rien à prouver à mon frère, rien à prouver à qui que ce soit !

— Tu m’as affranchi. Mais moi, je veux m’affranchir seul. Être maître de mon destin. Gagner ma liberté et non la devoir à quelqu’un. Même si ce quelqu’un, c’est toi.

Il tendit la main vers elle, l’attira contre lui. La panique au fond des beaux yeux verts l’emplissait de surprise et de joie. Azilis avait peur pour lui, elle craignait de le perdre ! Il n’aurait jamais osé en rêver. Elle appuya son front contre son torse et il la serra dans ses bras en murmurant dans son oreille :

— Je t’aime et je voudrais que tu m’aimes. Mais il faut que je sois digne de toi. C’est pour cela que je veux me battre demain.

Elle releva la tête, en larmes.

— C’était inutile. Je t’aime déjà.

 

* * *

 

Plus tard, quand Kian sombra dans le sommeil, Azilis s’enroula dans son manteau et sortit marcher sur les remparts, incapable de s’endormir, rongée par l’angoisse, bouleversée de comprendre si tard, trop tard peut-être, qu’elle aimait Kian de tout son être. Elle aurait voulu s’enfuir avec lui loin de la bataille qui se préparait, loin des hordes saxonnes qui s’approchaient. Mais elle comprenait aussi que Kian ne se battrait pas seulement pour elle. Le prix du combat serait sa dignité. La guerre était affaire d’hommes libres.

Une tension retenue, comme le grondement sourd d’un molosse prêt à attaquer, imprégnait le camp. Des feux brûlaient sur les flancs de la colline, leurs fumées s’élevant en spirale dans la nuit. Des chevaux piétinaient et renâclaient, le son métallique d’épées et de boucliers résonnait. Depuis les remparts on découvrait la plaine éclairée par la lune. Ses étendues herbeuses étaient d’un calme absolu sous l’immensité du ciel étoilé. Azilis ferma les yeux pour s’absorber en une prière muette : « Aneurin, si tu m’entends, je t’en supplie, protège Kian demain. Intercède pour moi auprès du dieu que tu as rejoint. »

— Le calme qui précède les batailles semble toujours se moquer de nous.

Caius se tenait près d’elle, dans l’ombre.

— Je n’arrivais pas à dormir, murmura-t-il d’une voix étouffée. Je ne voulais pas partir au combat sans t’avoir parlé.

Elle prit ses mains dans les siennes, puis se serra contre lui, la gorge nouée.

— Je ne savais pas si je te retrouverais vivant, j’avais si peur d’apprendre que tu étais mort, toi aussi.

— Je me suis encore comporté comme une brute. Pardonne-moi.

— Je ne t’en veux pas. Tu étais bouleversé.

— Explique-moi ce qui s’est passé, ce qui t’a conduite jusqu’ici.

Ils s’assirent l’un près de l’autre au pied des remparts et elle lui raconta tout, depuis le retour d’Aneurin jusqu’à leur arrivée à Venta. Elle ne laissa rien dans l’ombre, ni l’amour qu’elle avait ressenti pour Aneurin, ni celui qu’elle ressentait pour Kian. Elle parvint même à lui dire ces heures qu’elle avait passées entre vie et trépas, Aneurin venant la chercher au seuil de la mort pour lui demander son aide. Plusieurs fois, Caius laissa échapper une exclamation ou un juron. Quand elle eut fini, il déclara avec fougue :

— Dès que nous en aurons terminé avec ces maudits Saxons, je rentrerai en Gaule et j’aurai une explication avec Marcus.

— Ne lui parle pas de Niniane.

— Je ne sais pas encore de quoi je lui parlerai mais je n’ai pas l’intention de le laisser profiter en toute bonne conscience de la fortune de notre père.

Elle s’émerveilla de cet optimisme serein qui avait toujours caractérisé son frère. Pas une seconde il n’envisageait de perdre la bataille ou de ne pouvoir regagner la Gaule. Elle avait été comme lui. Mais cette confiance en l’avenir avait disparu avec Aneurin.

— Je dois te donner ceci, dit-elle en se levant. Un bracelet qui appartenait à Aneurin.

Elle montra la torsade qui enserrait son bras et ajouta :

— J’en ai gardé un. De même que Kian.

— J’ai un présent pour toi, moi aussi. Enfin, pour lui.

— Lui ?

— Kian.

— C’est si difficile de l’accepter ?

Il alla récupérer une cotte de mailles et un casque posés à quelques pas.

— C’est difficile. Tu restes ma petite sœur ! Tiens, tu lui remettras ça. Je suppose qu’il n’en avait pas dans ses bagages. Ça t’évitera peut-être d’être veuve avant d’être mariée.

À ces mots, l’angoisse qui avait empêché Azilis de s’endormir se réveilla, mordant à pleines dents dans ses entrailles, bloquant sa poitrine dans un étau d’acier. Elle se força à inspirer.

— Merci, Caius. Je les lui donnerai quand il se réveillera.

Caius se tourna vers l’horizon. Elle suivit son regard dirigé vers les crêtes bordant la vallée. Une lumière rouge venait de s’allumer non loin du fort.

— Tu peux le réveiller tout de suite, dit Caius. C’est le signal. Les armées d’Aelle sont en vue.

L'épée de la liberté
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